Un théâtre de la disparition

Extrait de « Un théâtre de la disparition », conférence donnée en juillet 2010 à l’université d’Avignon et publié aux Editions universitaires d’Avignon en 2011.

Disparition pourquoi ? Je dois ici nouer des fils de nature très différentes, faire une seule tresse de l’individuel et du collectif. Pour l’individuel, je note d’abord le plus évident : j’ai commencé à écrire du théâtre à plus de 40 ans, c’est-à-dire à cet âge où on attend beaucoup de la vie en ayant pleinement conscience qu’elle a une fin. D’une certaine façon, il n’y avait plus une minute à perdre, je me sentais talonné par le temps. Mais l’expérience de la disparition a pour moi d’autres visages encore. Elle s’identifie par exemple à l’interdiction qu’on me fait, alors que je suis tout jeune enfant, de parler le dialecte de ma région : le wallon. Là où j’ai grandi, on parlait le wallon et le français. Mon trajet scolaire imposait la disparition du wallon et le choix du français. La rue m’avait appris le wallon, mais ce wallon devait disparaître au profit du français, parce que « avec le français on peut aller loin alors qu’avec le wallon on ne va nulle part. » L’avantage de la chose est que j’ai su très vite que la langue est un pouvoir, que disposer d’une langue c’est disposer d’une arme. Bientôt, l’école va me conduire à une autre disparition : celle de l’enfant de la classe ouvrière que j’étais. En accomplissant un trajet scolaire jusqu’à l’université, je devenais celui qui n’est plus à la même place que les autres, et les autres, avec sympathie et compréhension, me localisaient clairement de l’autre côté d’une frontière qu’ils n’avaient eux pas pu ou pas su franchir. J’ai donc vu disparaître en moi l’enfant de la rue, parlant le wallon, sociologiquement destiné à l’usine d’en face. J’ai été arraché à ce destin par un père volontariste qui projetait sur son fils les études qu’il n’avait jamais pu faire.

A ce cercle personnel des disparitions, ajoutons maintenant les caractéristiques du temps : la classe ouvrière elle-même a disparu, la bonne vieille classe ouvrière qui devait permettre au monde de changer de base a disparu. Il y a encore des ouvriers, mais le messianisme de la classe a disparu, comme ont disparu les modes de vie du milieu ouvrier. Je suis né dans la région de Seraing en Belgique. Cette région minière et métallurgique avait jadis fait une partie de la prospérité du pays. Il n’en reste quasi plus rien. Une des rues autrefois commerçante, populeuse, terriblement vivante, que j’ai mille fois arpentée avec ma mère, n’est plus aujourd’hui qu’une lamentable enfilade de volets baissés. Élevé, comme un enfant de la classe ouvrière, j’en suis moi-même sorti et j’ai vu disparaître cette classe. Si pour certain la vie est une continuité entre l’enfance et la maturité, pour moi, il y a eu indéniablement un avant et un après. J’ajoute pour faire bonne mesure que je viens d’un pays, la Belgique, où la disparition n’est pas une figure de rhétorique. En fait, le pays a déjà disparu même si son enveloppe officielle existe encore. C’est un pays fantôme qui s’alimente pour la partie francophone à la culture du pays voisin ; qui connaît mieux l’histoire et la littérature de ce pays que les siennes propres, qui regarde la télévision des autres, dont l’économie et la finance pour une large part n’ont plus de centres de décisions nationaux. Un pays radicalement coupé en deux, avec des populations qui s’éloignent l’une de l’autre. La Belgique disparaît dans une Europe qui elle même voit disparaître sa centralité. Il y a eu Anvers, Venise, Paris, Londres, aujourd’hui le moteur du monde est entre les rives de l’océan pacifique, et la vocation muséale de l’Europe est une alternative possible à la disparition de sa place comme « perle de la sphère, cerveau d’un vaste corps ». Paul Valéry – les expressions qui précèdent sont de lui-, disait encore que les civilisations sont mortelles, aujourd’hui plus que jamais, nous, les habitants d’un petit cap du continent asiatique commençons à en savoir quelque chose. J’ai dit plus haut que la disparition est secondairement un thème. Voici des exceptions. Avec Paul Pourveur, à l’instigation de Philippe Sireuil, nous avons cherché à faire fiction de la disparition de la Belgique dans un texte intitulé Les B@lges. L’arobase, on va le voir a tout son sens, dans la mesure où il signale la présence du virtuel dans le réel. De quoi s’agit-il? Dans une fête foraine, une famille dirige une baraque de boxe. L’un après l’autre, certains membres de cette famille disparaissent. Et la survie de la baraque de boxe elle même est menacée. Elle trouve son salut en devenant une baraque qui n’existe que dans une représentation d’elle-même. Comme le dit Claire, une des protagonistes : « Nous sommes toujours dans la baraque de boxe, mais la baraque de boxe n’est plus la baraque de boxe. Nous sommes dans la représentation. Un cran au-dessus. Plus du tout dans le réel réel d’une baraque de boxe. Vous me suivez ? (…) On est ce qu’on a été, mieux que si on l’était encore. On incarne le ‘ce qu’on a été’,  mais qu’on n’est plus. ( 1 ) Sur un mode quasi farcesque, nous avons élaboré une parabole, traversée d’allusions pour qui peut les reconnaître, mais lisible et produisant ses effets sans elles ; ce n’est pas une pièce à clés, ses significations visent à dépasser le cas de la Belgique. L’existence virtuelle, le devenir musée, je l’ai dit, sont des composantes possibles du futur de l’Europe.

Le catalogue des disparitions énoncé plus haut pourrait conduire à un malentendu : il faut le dissiper et préciser fermement que je n’écris pas un théâtre de la déploration et que la nostalgie du « c’était mieux avant » n’est pas la mienne. Que pourrait-on regretter ? Deux guerres mondiales ? La science et les savoirs organisationnels mis au service de la mort ? Les camps d’exterminations ? La brutalité de l’exploitation sociale ? Le lancer de deux bombes atomiques ? Les mises au pas coloniales ? Le destin reproducteur et familial assigné aux femmes ? L’arrogante domination de l’église catholique sur beaucoup de vies ? Hier fut-il vraiment si glorieux qu’il faille en avoir la nostalgie ? La disparition ne me conduit pas à la déploration. Brecht, avec le solide sens de l’agression qu’il avait, fait dire à un de ses personnages que la fin du cochon, c’est le début de la saucisse. Reprenant l’idée : je dirais la disparition c’est ce qui fait de la place. Ça bouge parce que ça disparaît. La disparition est au principe du mouvement.

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